Le surlendemain

Le surlendemain, la température a changé. Une magnifique poussée d’« été indien ». Sur le Mail, mes concitoyens semblent avoir retrouvé une disponibilité estivale. Le soleil de l’arrière-saison envoie à travers les frondaisons déjà clairsemées une belle lumière poudreuse qui rend transparentes les chemisettes et les robes. Justement, j’ai mis une robe de crépon légère et ample, et mon premier geste, lorsque j’arrive chez Éric, avec mon livre de lecture, est de la soulever sur mes genoux. La maman nous a installés dans sa chambre, nous sommes assis l’un en face de l’autre, lui dans son fauteuil de malade, moi dans un fauteuil bas garni de coussins. Il fait vraiment chaud et, presque sans m’en apercevoir, je donne de l’air à l’étoffe sur mes jambes. Tout se passe comme si Éric ne voyait que cela et que ce geste banal provoquât une étrange concentration de sa part. Je m’empresse de lui montrer le livre que j’ai apporté, qui est une édition courante des contes et nouvelles de Maupassant, chez Garnier-Flammarion, dont la couverture s’orne d’un dessin représentant une paysanne normande avec sa coiffe sur le fond d’un village aux maisons serrées, et je lui annonce que je lui lirai plusieurs de ces histoires, toutes très passionnantes et pleines de surprises, aussi extraordinaires que celles qu’il peut lire dans certains des illustrés ou des recueils de B. D. que j’aperçois en pile sur un tabouret entre son fauteuil et sa table à médicaments, mais qui ont l’avantage d’être écrites dans un beau français, simple et dru. Il paraît convaincu et multiplie les signes d’approbation muets, comme il avait fait lors de ma première visite, sans toutefois quitter des yeux la lisière de ma robe, et même mes genoux, pourtant assez peu découverts. Je lui indique ensuite que nous allons commencer par une nouvelle particulièrement étonnante, et même fantastique, qui s’appelle La Main, dont le titre s’expliquera très vite pour lui et qui, j’en suis sûre, va le tenir en haleine du début à la fin.

Il paraît un peu fébrile, mais enthousiaste, impatient. Je me dis qu’il a sûrement une meilleure nature que bien des garçons de son âge. Et peut-être une vraie soif d’apprendre, d’entendre quelque chose de nouveau du fond de sa solitude d’infirme. Si, après tout, ce travail que je viens de m’inventer pouvait apporter une aide réelle, ici ou là… Je commence ma lecture :

« On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d’instruction qui donnait son avis sur l’affaire mystérieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paris. Personne n’y comprenait rien… »

Je m’arrête un instant, lève la tête de mon livre, pour dire à Éric que, s’il y a des mots qui le gênent, d’une manière ou d’une autre, il n’hésite pas à m’interrompre, à m’en demander le sens. Par exemple, le mot juge d’instruction. Sait-il exactement ce qu’est un juge d’instruction ? Réponse immédiate, plutôt vexée : Oui, madame, je le sais. Visiblement, il n’apprécie guère que je le prenne pour un enfant. Et, pis encore, pour un enfant attardé. Je sens confusément qu’il faut que je procède à certaines rectifications à son égard. Est-ce la raison pour laquelle je tire sur ma robe et découvre un peu plus mes genoux ? La chaleur est d’ailleurs réellement très forte dans la pièce. Par la fenêtre, j’aperçois une branche dont les feuilles sont si immobiles qu’on pourrait penser que jamais l’air n’a été aussi privé de brise, de souffle. Peut-être faudrait-il ouvrir. Mais la saison n’est plus tout à fait celle des fenêtres ouvertes. Le visage d’Éric est un peu rouge, et c’est maintenant de la manière la plus déterminée qu’il garde les yeux posés sur mes genoux. Il n’en reste pas moins très attentif à ma lecture. Il me semble qu’il est réellement intéressé. Qu’il capte avec précision tout ce que ma voix (dont j’espère la musique agréable pour lui, mais moi je suis vraiment incapable d’en percevoir les inflexions en ce moment) lui donne à entendre. Le détail de cette histoire curieuse qui parle maintenant de la carrière de M. Bermudier, installé un jour comme juge, en Corse, à Ajaccio, « petite ville blanche, couchée au bord d’un admirable golfe, qu’entourent partout de hautes montagnes ». Là, viennent souvent à ses oreilles et sur son bureau des affaires de vendetta :

« … il y en a de superbes, de dramatiques au possible, de féroces, d’héroïques. Nous retrouvons là les plus beaux sujets de vengeance qu’on puisse rêver, les haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes, les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres et presque des actions glorieuses. Depuis deux ans, je n’entendais parler que du prix du sang, que de ce terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur la personne qui l’a faite, sur ses descendants et ses proches. J’avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins, j’avais la tête pleine de ces histoires de vendettas… »

Je m’arrête, toujours animée par le souci de vérifier si Éric me suit bien, s’il n’a pas de problèmes de compréhension. Tu connais le mot vendetta ? Réponse fusante : Oui, madame, je connais, je sais ce que c’est. J’ai cru sentir comme une pointe d’agacement cette fois dans ces paroles. Curieux garçon. Je le crois maintenant réellement pris par l’histoire et vraiment attentif à ce que je lis, bien qu’il ne soit pas décidé à lâcher mes jambes des yeux. Mais en même temps, il n’est pas du tout dans une attitude de passivité, quelque chose en lui me presse d’aller de l’avant, de continuer. Bon. Le juge rencontre l’Anglais. Nous arrivons au passage de la main :

« Mais au milieu du plus large panneau, une chose étrange me tira l’œil. Sur un carré de velours rouge un objet noir se détachait… »

J’entends comme un profond soupir suivi tout d’un coup d’un bref sifflement de poitrine. C’est comme si ces mots, carré de velours rouge, objet noir, avaient déclenché je ne sais quelle oppression. Une angoisse. Mais peut-être une angoisse admirative, étonnée. Je regarde Éric. Ses yeux croisent un bref instant les miens, comme s’ils me priaient avec insistance de poursuivre, puis redescendent. Je poursuis donc. La main. La chaîne de fer qui la rive au mur. L’inquiétude des voisins, des témoins. Puis un jour, le drame. La découverte macabre. L’Anglais assassiné. Suspense pour suspense, effectivement il y en a. Roland Sora avait raison. On ne peut faire mieux. Éric est comme fasciné. Ou terrorisé. Moi-même, je me sens portée, entraînée par la violence légère, tranchante comme un rasoir, des phrases, de leur rythme :

« … Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux sur le mur, à la place où j’avais vu jadis l’horrible main d’écorché. Elle n’y était plus. La chaîne, brisée, pendait. Alors je me hissai vers le mort, et je trouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette main disparue, coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième phalange… »

Cette fois, c’est un cri. Bref, mais aigu. Éric a rejeté la tête en arrière et a saisi à deux bras les accoudoirs de son fauteuil, comme pour s’y cramponner. Ses yeux paraissent avoir jailli de sa tête et un filet de bave sort de ses lèvres. Je pose le livre précipitamment et m’approche de lui, prends son poignet. Rien n’y fait. Tout son corps tremble, des frissons passent dans son dos et le pire est que ses malheureuses jambes paralysées se lancent en avant, comme agitées de convulsions. Je lui passe un mouchoir sur la bouche, sur le front. Mais la porte de la chambre s’est brusquement ouverte et sa mère est entrée. Elle crie : Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui arrive ?… Elle me lance un regard qui est un vrai coup de poignard, se précipite vers l’enfant, tente de le serrer dans ses bras, renverse un flacon de mercurochrome qui se brise sur le sol en dessinant une tache rouge. Elle tremble presque aussi violemment que lui. Je lui dis qu’elle ferait mieux de trouver un calmant quelconque, quelques gouttes d’un produit qu’on pourrait lui donner à absorber, ou une piqûre qu’on pourrait lui faire. Elle s’agite encore plus, disant qu’elle n’a rien de tel, qu’il n’a jamais eu de crise pareille, qu’elle devient folle, qu’il faut appeler du secours, marche sur la tache visqueuse.

De fait Éric se calme, mais il apparaît que du secours est nécessaire. Il est maintenant prostré, le visage complètement blanc, la bouche toujours écumeuse, la tête penchée sur l’épaule, les yeux presque retournés. Il ne tremble plus, mais un spasme secoue le bas de son corps toutes les dix secondes. Je suis déjà au téléphone et j’appelle le SAMU. La mère, quand elle s’en aperçoit, est furieuse. Surtout pas l’hôpital, pas l’hôpital !… répète-t-elle. Elle cherche un carnet pour trouver le numéro d’un infirmier qui a l’habitude d’Éric, s’embrouille dans les pages, les déchire, s’agite. Mais que s’est-il passé ? crie-t-elle… Qu’avez-vous fait ? Que lui avez-vous fait ? Je me sens sottement prise de court, je balbutie, tout en passant ma main sur le front de l’enfant, en lui caressant les cheveux et en lui donnant de petites gifles pour le ranimer : Je ne sais pas, je lui lisais une histoire… un peu impressionnante peut-être… quand tout d’un coup, cet accès, ce malaise… Mon Dieu, mon Dieu, dit-elle en gémissant, maintenant vous le giflez, vous l’achevez, vous le tuez !

Heureusement, le SAMU arrive. Deux infirmiers et un brancardier sont là qui prennent tout de suite Éric en charge, demandent des explications sur son état. La mère les donne. Aussitôt après elle, je crois utile de répéter ma phrase stupide : Je lui faisais la lecture… une histoire un peu impressionnante peut-être… Un des trois hommes me regarde comme si j’étais une démente, une simple d’esprit au mieux. Ils observent un moment Éric, puis lui font une piqûre. Ils l’enlèvent ensuite de son fauteuil et l’emportent, sans utiliser le brancard : comme un paquet, comme une boule. Il est tout blotti dans les bras du colosse qui le tient. Sa mère hurle, pleure, tord ses mains. Un beau gâchis.